• 1945-1975 : quelles Trente Glorieuses ?

    1945-1975 : l'époque de « La France heureuse », titrait récemment Paris Match, l'époque où croissance, consommation et plein emploi ne pouvaient que garantir le bonheur... Faux, rétorquent des historiens. Si l'on s'en tient à la perception des contemporains, « ce n'est que vers 1962 que la majorité devient optimiste ». Que furent vraiment les Trente Glorieuses : premier volet d'une série de trois articles.

                                                                                                                                           

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    l y a tout juste quarante ans, l'économie française connaissait sa première année de récession depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, avec un PIB de 1975 inférieur de 1 % à celui de l'année précédente. Une telle décroissance, en rien volontaire, s'est depuis reproduite à deux reprises (– 0,6 % en 1993 et surtout – 2,9 % en 2009), ce qui tend avec le recul à banaliser l'événement. À l'époque, il fut pourtant perçu comme majeur. La crise, cette interminable crise que ceux qui ont aujourd'hui moins de quarante ans ont l'impression d'avoir toujours connue, débutait. Et dès 1979, l'économiste Jean Fourastié, très connu pour ses chroniques télévisées, proposait dès l'intitulé d'un livre une expression amenée à connaître un succès fulgurant pour désigner la longue période d'expansion économique entamée après la Seconde Guerre mondiale et brutalement conclue en 1975 : les Trente Glorieuses.

    Joli coup littéraire, que cette expression inspirée des trois glorieuses de 1830 qui virent le peuple parisien contraindre le roi Charles X, frère de Louis XVI et symbole de la restauration monarchique, à l'abdication. Mais qu'y avait-il donc de glorieux à voir le PIB progresser en moyenne de 5 % par an ? On connaissait la gloire des armes. Fourastié inventait la gloire de l'économie.

    Son expression est presque aussitôt reprise par les manuels scolaires. Elle apparaît à l'occasion d'une réforme des programmes d'histoire en 1983, qui la voient s'étendre jusqu'à l'époque contemporaine, puis acquiert des majuscules au début des années 2000. Interrogez un collégien de troisième ou un lycéen de terminale : ils vous réciteront que « la période des Trente Glorieuses (1945-1975) marque sans doute l'apogée des sociétés industrielles », comme le disent les fiches de révision du brevet des collèges ou du bac. Bref, un âge d'or.

    Le succès spectaculaire de l'expression s'explique en partie par son caractère de « slogan publicitaire », observe Emmanuelle Fantin, doctorante en sciences de l'information et de la communication, dans une étude publiée en février 2015 par la revue Modern and Contemporary France : « Courte et impactante, la formule figée est propice à la mémorisation. » D'où, explique la chercheuse, l'intérêt des publicitaires qui aiment à user, à coups de références rétro et d'allusions, du « regard univoque sur trois décennies d'histoire, comme bloquées dans un signe de bonheur hyperbolique et accueillant » qui se cristallise dans le terme Trente Glorieuses. Le monde universitaire s'en est lui aussi saisi. Pas moins de 23 thèses de doctorat, soutenues ou en préparation, y recourent dans leur titre. Et les politiques ne cessent de s'y référer, que ce soit « pour se souvenir des Trente Glorieuses [comme] ce miracle d'un idéal républicain en prise avec les réalités de son temps » (Nicolas Sarkozy devant le Parlement, le 22 juin 2009) ou pour inviter à en finir avec « une gauche passéiste […] hantée par le souvenir des Trente Glorieuses » (Manuel Valls, Le Figaro, 22 octobre 2014).

    Mais qu'eurent-elles de glorieuses, ces trente années de croissance économique qui virent réfrigérateurs, lave-linge et automobiles se répandre dans les foyers, tout particulièrement à partir des années 1960 ?

    les français découvrent la société des loisirs et les joies de la consommation

    Après tout, cette diffusion des produits de la société de consommation (le terme apparaît sous la plume de Jean-Marie Domenach dans Esprit en 1954) ne concerne pas que la France. Après guerre, l'Allemagne eut son Wirtschaftswunder, l'Italie son miracolo economico, avec des taux de croissance économique légèrement inférieurs à ceux de la France (qui n'était alors surpassée en la matière que par le Japon) mais cependant considérables, qui n'ont donné lieu à aucune mythologie nationale. Si l'on s'en tient au Littré, une chose est dite glorieuse si elle « présente un éclat digne de louanges ». Mais qui constate cet éclat ? Qui chante ces louanges ? Les nostalgiques de la période seront assurément les premiers à le faire. Mais le plus sage n'est-il pas de s'en remettre à l'avis des contemporains ? De se demander si ces fameuses Trente Glorieuses furent perçues comme cet âge d'or que décrivent souvent aujourd'hui celles et ceux qui les vécurent ?

    source: http://histgeotriomphe.canalblog.com/archives/2009/03/22/13079543.html

    Manger et se loger : premières préoccupations

    Une remarquable thèse d'histoire soutenue en 2010 à l'université Paris 1 par Rémy Pawin et récemment éditée (Histoire du bonheur en France depuis 1945, Robert Laffont, 2013) s'est penchée sur la question, en examinant un vaste corpus de journaux intimes, de films, de romans ou de sondages d'opinion permettant de reconstruire, en historien des mentalités, ce que pouvait être la perception des Trente Glorieuses par leurs contemporains. Jean Fourastié reconnaissait déjà dans son livre fondateur que « les historiens qui, tôt ou tard, dépouilleront les journaux de la période 44-75 y trouveront peu de témoignages de l'ardeur et de la joie du peuple français ». Son intuition a été plus que confirmée. De la lecture du livre de Rémy Pawin, on ressort convaincu que les Trente Glorieuses n'ont jamais existé ailleurs que dans l'imagination de Fourastié et de quelques spécialistes d'histoire économique.

    Les travaux de l'historien montrent que le terme même de glorieux devient vite anachronique dans la période (1945-1981) qui l'intéresse. « L'activité des hommes est de moins en moins influencée par la recherche de la gloire, qui renvoie à une réalisation publique, et a connu un processus de démonétisation. Elle est de plus en plus influencée par celle de la vie heureuse, les bouleversements des pratiques et des éthiques se réalisent au nom du bonheur […]. L'idéal invite plus à être heureux qu'à être glorieux. » Cette conversion de l'idéal de gloire à celui du bonheur est cependant longue. Un tiers des personnes interrogées en 1947 sur ce que seraient pour elles « les facteurs du bonheur » n'ont pas de réponse à apporter aux enquêteurs. La question semble saugrenue, en une période où la vie est difficile sauf pour les plus riches. 78 % des Français estiment cette même année que « la situation économique de la France est moins bonne qu'il y a un an ».

    Le ravitaillement et le logement sont les premières préoccupations. Durant la guerre, 11 % des immeubles ont été endommagés, dont un tiers entièrement détruits. Or, la priorité de l'État va à la reconstruction des usines, non à celle des logements. Même après la fin des tickets de rationnement en 1949, 55 % des Français estiment l'année suivante avoir un niveau de vie inférieur à celui d'avant guerre, et seulement 15 % pensent qu'il s'est amélioré. Le problème du logement, que l'abbé Pierre porte sur la place publique en 1954, n'est pas résolu. En 1953, seules 300 000 nouvelles habitations ont été construites alors que, de l'avis même du ministre de la reconstruction s'exprimant devant l'Assemblée en 1949, en construire 240 000 par an est « pour la France, une question de vie ou de mort ». Les bidonvilles se développent, et on s'entasse dans des taudis.

    Gennevilliers, une Histoire du Ghetto Francais, Mémoire du Bidonville

    On n'a plus faim, mais on a toujours aussi froid. « Si l'on s'en tient au critère de la perception par les contemporains, les années 1950 ne font pas partie des "Trente Glorieuses". Ce n'est que vers 1962 que la majorité devient optimiste », observe Rémy Pawin, à mesure qu'augmente le niveau de vie et que tous ou presque en profitent.

    LE JOLI MAI - extrait - LE POGNON !!!

    À moins que le bonheur ne soit cet épanouissement personnel, subjectif, ressenti, selon une définition qui serait apparue comme saugrenue avant guerre, mais qui ne cesse ensuite de gagner du terrain ? Rémy Pawin a exhumé des archives 27 sondages, étalés entre 1944 et 1981, demandant aux Français d'estimer le niveau de ce que la littérature anglo-saxonne (l'après-guerre est la période de l'importation massive en France des sondages d'opinion apparus outre-Atlantique dans les années 1930) qualifie de « subjective well being », le bien-être subjectif. Il en ressort que les Français se sentent massivement malheureux dans l'immédiat après-guerre, mais que leur sentiment de bonheur subjectif ne cesse ensuite de croître. « Le niveau de satisfaction déclaré est élevé en France dès lors que les traumatismes de la Seconde Guerre mondiale sont dépassés, va croissant dans les années 1950 et 1960, connaît un maximum autour de 1970-1972 puis décline à partir de 1973 », observe Rémy Pawin.

    Voilà qui pourrait nous confirmer dans l'idée qu'il fut, durant ces Trente Glorieuses, un âge d'or où les Français étaient heureux. Mais ce sentiment de bien-être subjectif que mesurent les enquêtes d'opinion procède de mille facteurs, à commencer par ceux de la vie privée. Dans une époque de baby-boom, il n'est pas étonnant que nombreux soient les Français à avoir connu l'un de ces « heureux événements » qui confèrent confiance et enthousiasme quant à l'avenir, surtout dans une période de plein emploi. « Les Français, explique Rémy Pawin, s'appuyant sur les nombreuses archives intimes qu'il a étudiées, considèrent que la vie heureuse, c'est d'abord la famille et ensuite le travail. »

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    Une jeunesse vue comme amorale, sans idéal

    Voilà qui pourrait nous confirmer dans l'idée qu'il fut, durant ces Trente Glorieuses, un âge d'or où les Français étaient heureux. Mais ce sentiment de bien-être subjectif que mesurent les enquêtes d'opinion procède de mille facteurs, à commencer par ceux de la vie privée. Dans une époque de baby-boom, il n'est pas étonnant que nombreux soient les Français à avoir connu l'un de ces « heureux événements » qui confèrent confiance et enthousiasme quant à l'avenir, surtout dans une période de plein emploi. « Les Français, explique Rémy Pawin, s'appuyant sur les nombreuses archives intimes qu'il a étudiées, considèrent que la vie heureuse, c'est d'abord la famille et ensuite le travail. »

    Les plus malheureux sont alors les plus âgés, qui ont déjà vécu deux guerres mondiales, et ne touchent que des retraites misérables. Lorsque le minimum vieillesse est instauré en 1959, il est fixé au tiers du salaire minimum… et la moitié des plus de 65 ans en profitent (8 % aujourd'hui, alors qu'il est fixé aux deux tiers du SMIC !).

    Mais ce bonheur privé, du moins chez les actifs, n'est pas pour autant synonyme de confiance dans l'avenir. Durant la quinzaine d'années qui suit la Libération, l'actualité politique est pour le moins inquiétante : perspective permanente d'une guerre nucléaire, guerre d'Indochine où périrent autour de 40 000 Français, guerre d'Algérie où furent envoyés 80 % des classes d'âge ayant 20 ans entre 1954 et 1961… En 1957, la moitié des jeunes sondés pensent connaître, durant leur vie, une nouvelle guerre mondiale. De la Libération, au début des années 1950, on n'a guère, à parcourir la presse, l'impression d'un âge d'or, mais plutôt d'un âge inquiet devant le péril d'une apocalypse nucléaire.

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    De plus, on s'inquiète pour la jeunesse, pour celle née avant guerre qui arrive à l'âge adulte, ou pour les premières générations du baby-boom qui entrent dans l'adolescence. Comme l'a très bien montré l'historienne Ludivine Bantigny dans Le Plus Bel Âge ? Jeunes et jeunesse en France de l'aube des « Trente Glorieuses » à la guerre d'Algérie (Fayard, 2007), « la jeunesse devint au cours de cette période [années 1950 et début des années 1960] un thème majeur de l'actualité médiatique, un centre d'investissement politique, un objet d'investigation scientifique ». La presse est remplie d'articles s'alarmant de la montée de la violence et de la délinquance chez ceux que l'on appelle après guerre « les J3 » (du nom des cartes de rationnement, qui ne sont supprimées qu'en 1949, des adolescents) puis à la fin des années 1950, les « blousons noirs ». Toujours plus jeunes et pratiquant une violence toujours plus gratuite seraient les délinquants : on croit entendre les termes actuels.

    Si elle n'est pas délinquante, la jeunesse est accusée d'être amorale, tristement jouisseuse, sans idéal, à l'image de la Françoise Sagan de Bonjour tristesse. Ce conflit des générations se cristallise autour du film Les Tricheurs de Marcel Carné, plus grand succès (900 000 entrées) de l'année 1950, mettant en scène l'histoire de jeunes de Saint-Germain-des Prés cyniques, frivoles, désabusés, dont l'un finit par se suicider. La jeunesse plébiscite le film (c'est le film préféré, en 1960, des garçons de 16 à 18 ans) mais indigne catholiques, communistes, qui ne veulent voir dans ses mœurs que ceux de la bourgeoisie décadente, et gaulliste. Le maire de Nice, Jean Médecin, va jusqu'à interdire la projection du film dans la ville, semblant persuadé, comme l'est le secrétaire d'État à la jeunesse et aux sports Maurice Herzog, que « le cinéma est responsable de 80 % du mal de la jeunesse ».

    Les séries de sondages dépouillés par Rémy Pawin montrent bien que cette atmosphère de crise morale larvée, entretenue par l'interminable guerre d'Algérie, influe sur le moral des Français. Ce n'est qu'en 1963 que les sondés qui estiment que l'année écoulée a été bonne deviennent majoritaires. La date ne doit rien au hasard : 1962 a été l'année de la fin de la guerre d'Algérie comme celle de la crise des missiles de Cuba, conclue par un accord tacite entre États-Unis et URSS éloignant le spectre d'une guerre nucléaire. Ce n'est donc qu'à partir de 1962 que tous les indicateurs rassemblés par Rémy Pawin montrent que les Français semblent avoir retrouvé foi et confiance dans l'avenir… à l'exception de la crainte du chômage, qui semble aujourd'hui paradoxale de la part d'une société de plein emploi, mais qu'éprouvent près de deux tiers des Français durant toutes les années 1960. Plutôt que de Trente Glorieuses, ne faudrait-il pas, suggère Rémy Pawin, parler de « treize heureuses (1962-1975) » ?

    |  Par Nicolas Chevassus-au-Louis

    Suite de l'article 1945/1975 les trente ravageuses

     

    Mediapart

    http://www.mediapart.fr/journal/culture-idees/110815/1945-1975-quelles-trente-glorieuses

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