• L’indigestion qui vient par Benoît Bréville, août 2015

     

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    Une carcasse artificielle tombe sur la chaîne de production d’une usine aseptisée. Recouverte par une épaisse pâte blanche sortie d’un bras métallique, elle passe ensuite par une machine qui lui donne l’aspect d’un poulet bien en chair auquel on aurait coupé la tête et les pattes. Quelques pulvérisations de colorant plus tard, la volaille est empaquetée, prête à être vendue. Extraites de L’Aile ou la Cuisse, un film populaire dans lequel Louis de Funès interprète un critique gastronomique en guerre contre un géant de la restauration collective, ces images présentaient en 1976 un caractère saugrenu, propre à susciter l’hilarité.

    Quarante ans plus tard, la réalité a dépassé la fiction et le rire a viré jaune. De la nourriture fade et vite expédiée a remplacé les mets savoureux sur les tables des foyers et des restaurants. Des produits qui n’ont plus rien de naturel ont envahi les étals des supermarchés : des tomates et des fraises sans goût, produites hiver comme été dans des serres surchauffées, à coups d’engrais et de fongicides ; des plats préparés avec du « minerai de bœuf », un mélange de viande, de peau, de gras et de viscères dans lequel se nichent parfois des bouts de cheval ; des pizzas garnies au « fromage analogue », qui a toute l’apparence du vrai fromage mais ne contient pas une goutte de lait. Et même des petites croquettes de poulet baptisées « nuggets », dont la méthode de fabrication paraît tout droit sortie du film de Claude Zidi : il s’agit en fait d’une pâte de volaille recomposée, enduite de panure puis passée à la friteuse.

    Tous ces produits sont arrivés dans les assiettes sans rencontrer de résistance majeure. Non pas que les consommateurs soient particulièrement friands de denrées chimiques ; mais parce qu’ils y ont trouvé un avantage économique et qu’on leur a beaucoup répété, là aussi, qu’il n’y avait pas d’alternative. Selon une idée largement entretenue par les multinationales de l’agroalimentaire — mais contredite par de nombreuses études (1) —, il serait en effet impossible de nourrir toute la planète avec des produits frais, sains et à des prix raisonnables. Il faudrait donc s’accommoder de l’intensification de l’élevage et de l’agriculture, de l’usage des pesticides et des farines animales, de la standardisation des denrées, et n’y voir que des inconvénients nécessaires à la démocratisation de l’alimentation. D’ailleurs, renchérissent les thuriféraires de la malbouffe, cet ingénieux mode de production n’a-t-il pas fait chuter la part de budget qu’un ménage français consacre à se nourrir de 40,8 % en 1958 à 20,4 % en 2013 (2) ?

    L’alimentation bon marché a pourtant un coût — social, sanitaire, environnemental —, d’autant plus visible que les habitudes de consommation des pays occidentaux se diffusent à travers le monde. Pour proposer des produits à bas prix, le complexe agro-industriel écrase les salaires et précarise des dizaines de millions de travailleurs : les fruits et légumes vendus par la grande distribution (où s’effectuent 75 % des dépenses alimentaires en France) sont récoltés par des saisonniers ou des immigrés clandestins sous-payés, transportés par des chauffeurs routiers qui ne comptent plus leurs heures, vendus par des caissières embauchées au tarif minimum. En outre, les denrées industrielles, riches en gras saturés, en sucre et en sel, sont particulièrement caloriques. Consommées en quantité importante — comme la publicité y invite —, elles favorisent le surpoids et l’obésité, et donc la diffusion de maladies comme le cholestérol, le diabète, l’hypertension. Deux cent mille Américains meurent chaque année d’une affection liée à leur tour de taille. A l’échelle mondiale, le nombre de personnes en surpoids (environ un milliard et demi) excède celui des malnutris (environ huit cents millions). Un second « fardeau de la nutrition » est ainsi venu se greffer au mal de la faim.

    Déforestation, pollution des nappes phréatiques, appauvrissement des sols et destruction de la biodiversité : le productivisme alimentaire a enfin des conséquences funestes sur l’environnement. A elle seule, l’industrie de la viande accapare 78 % des terres agricoles de la planète ; elle est responsable de 80 % de la déforestation de l’Amazonie et de 14,5 % des émissions de gaz à effet de serre causées par l’homme. Sachant qu’il faut quinze mille litres d’eau et sept kilos de céréales pour produire un kilo de bœuf, et que, par exemple, trois mille kilos de bœuf sont consommés chaque minute en France, il suffit ensuite de faire le calcul…

    Pour parer au carambolage écologique, certains envisagent d’accélérer la fuite en avant scientifique. Des biologistes et des généticiens ont ainsi mis au point le « steak synthétique », entièrement fabriqué en laboratoire, et l’œuf artificiel, conçu sans poule. Mais d’autres, toujours plus nombreux, prônent le retour à une agriculture locale, respectueuse de l’environnement et affranchie des chaînes de la grande distribution. Cette solution demeure cependant circonscrite à la minorité de la population qui peut s’offrir le luxe de se nourrir correctement sans trop amputer d’autres dépenses essentielles. Les classes populaires, elles, demeurent largement captives des produits de l’agro-business. Ainsi, le combat pour l’alimentation est également politique et social : permettre à chacun de disposer des moyens d’accéder à une nourriture de qualité.

    Benoît Bréville

     (1) Voir par exemple « Le droit à l’alimentation, facteur de changement » (PDF), rapport final, Organisation des nations unies, New York, janvier 2014.

    (2) Olivier Wieviorka (sous la direction de), La France en chiffres de 1870 à nos jours, Perrin, Paris, 2015 ; « Les comptes de la nation en 2013 » (PDF), Institut national des statistiques et des études économiques, Paris, mai 2014.

     

    Le Monde diplomatique

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