• «Nadine Morano reprend à son compte la propagande pétainiste»

     

     

    INTERVIEW

    L'historien Henry Rousso revient sur les propos «absurdes» de l'eurodéputée, qui voudrait que les migrants restent dans leur pays pour «se battre», comme «nous» durant la Seconde Guerre mondiale.

    C’est la saillie Morano de l’été. Chaque année, l’eurodéputée lance, durant la période estivale, une polémique. Son agora : les réseaux sociaux. Elle tweete, s’épanche, invective et s’agace. L’année dernière, elle s’était fendue d’un message sur Facebook dans lequel elle s’offusquait de la présence d’une femme voilée à la plage. «Une atteinte à notre culture», écrivait-elle. Cette année, elle a décidé de s’en prendre aux migrants.

    Une «colère» orchestrée en trois temps. Premier acte, sur Facebook, le 3 août. Dans un post, l’élue lorraine dénonce la présence des réfugiés et des SDF qui salissent les «trottoirs de Paris». Une «honte pour l’image de la France», ajoute-t-elle. Deuxième acte, sur le même réseau social : Nadine Morano s’interroge sur le nombre «d’islamistes [parmi] ces immigrés accueillis». Le troisième acte a eu lieu au micro d’Europe 1. La proche de Nicolas Sarkozy revient sur le cas de la Libye. Le pays traverse une violente guerre civile, provoquant d’importants déplacements de populations. Elle explique alors pourquoi, selon elle, ces migrants fuyant leur pays en guerre et cherchant le droit d’asile feraient mieux d’y rester pour se battre. Elle évoque la Première et la Seconde Guerre mondiale durant lesquelles, selon elle, la population française n’a pas fui : «On dit qu’ils quittent leur pays, ils fuient la guerre. Heureusement qu’on n’a pas fait pareil, nous, en 1939-1945 ou en 1914 ! On a tous des aïeux qui reposent dans la terre de France qui se sont battus pour la liberté et pour sauver la France.» Et de leur demander de prendre les armes : «Il faudrait […] que ces personnes, plutôt que de fuir, car ce n’est pas la solution, se battent pour leur pays et qu’on les accompagne dans ce combat ! Il faut leur permettre de rester chez eux !»

    Entretien avec Henry Rousso, historien et spécialiste du XXe siècle et de la Seconde Guerre mondiale (1), sur le coup de chaud de l’eurodéputée.

    Selon Nadine Morano, les Français n’ont pas fui lors de la Première et de la Seconde Guerre mondiale…

    Ses propos sont absurdes et n’ont aucun sens. Elle laisse croire qu’aucun Français n’aurait fui en 1940. C’est faux. En Juin 1940, les populations du Nord et de l’Est de la France quittent leur région. Ça représente entre 8 et 10 millions de personnes, soit un quart de la population d’alors. C’est un mouvement de panique dû à l’avancée des troupes allemandes et motivé par la peur des exactions et des souvenirs douloureux de la Première Guerre mondiale. Les victimes désignées par les Nazis, comme les Juifs et les communistes, tentent aussi de fuir à l’étranger. Autrement dit, elle ne pouvait pas choisir un plus mauvais exemple. Car c’est le seul exode, dans l’histoire de France, qui a un caractère aussi massif. Ce mouvement est d’ailleurs anticipé par le gouvernement, qui lui-même s’exile à Bordeaux. Enfin, je rappellerais que les premiers à fuir sont les soldats…

    On relève aussi, dans ses propos, une opposition entre ceux qui ont fui et ceux qui se seraient battus pour la France…

    Nadine Morano reprend à son compte la propagande pétainiste qui consistait à dire que ceux qui étaient partis hors de France étaient des «fuyards» et des «lâches». C’est stupéfiant. Pendant des semaines, nous avons parlé de Jean Zay à l’occasion de sa panthéonisation [comme 27 parlementaires, il rejoint l’Afrique du Nord pour continuer la guerre. Dès son arrivée au Maroc, il est arrêté, ramené en France et accusé de «désertion en présence de l’ennemi», ndlr]. Visiblement, elle n’était pas là. L’un des grands débats politiques en 1940, c’était justement : «Faut-il partir ou rester pour continuer la guerre ?» Et quand De Gaulle fait le choix de rejoindre Londres, c’est justement pour poursuivre la lutte, pour refuser l’armistice qu’il considérait comme un acte criminel. Le fait de fuir était ainsi un signe de résistance pour beaucoup. Je ne comprends donc pas comment on peut tenir de tels propos et dans le même temps se réclamer de De Gaulle.

    Par ailleurs, peut-on, comme elle le fait, comparer la France de 1940 aux situations actuelles en Syrie ou en Libye ?

    Ses propos s’inscrivent dans une constante de la classe politique française de multiplier les comparaisons entre nos situations actuelles et la Seconde Guerre mondiale. Mais plus on s’éloigne de ce conflit, plus la comparaison avec celui-ci est absurde. Les propos de Nadine Morano montrent ainsi son degré d’incompréhension par rapport à la situation de ces pays. L’exode de 1940 a été pris en charge par les autorités françaises. La majeure partie des réfugiés sont d’ailleurs revenus dans leur région. Un retour à la normale était possible. Ce n’est pas le cas pour ces réfugiés. Leur vie serait directement menacée par un retour. Là, on n’est plus dans l’idiotie historique, mais dans le déni. Comparer des réfugiés dont la vie est directement menacée aux Français de 1940, c’est refuser de voir les conditions réelles dans lesquelles vivent ces populations. C’est aussi une façon de dire que ces gens ne sont pas comme nous, que ce sont des lâches, et que nous, Français, on aurait résisté à leur place. C’est évidemment faux.

    (1) Henry Rousso est notamment l’auteur de « Vichy : l’Evénement, la mémoire, l’histoire » (2001, Gallimard) et « Les Années noires : Vivre sous l’Occupation » (1992, Gallimard).

    Recueilli par Marine Le Gohébel 7 août 2015
     
    Libération
     
     
     
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